Le 10 septembre 2013, par Geneviève Koubi,
Une École, avec un "e" majuscule, pourvue d’une "charte" dite de la laïcité dans un État qui se présente comme "laïque" paraît quelque peu redondant. Ce d’autant plus qu’il semblerait que la notion même de laïcité ne soit pas si claire puisque le Défenseur des droits a annoncé son intention de saisir le Conseil d’État pour obtenir des "clarifications nécessaires" sur l’application du principe de laïcité, et ainsi parvenir à (faire) comprendre quelles sont les "règles du jeu"...ce qui prend sens en droit de l’éducation....
Quoiqu’il en soit, puisque ’charte’ il y a [1], avant qu’elle fasse l’objet d’une circulaire annoncée comme "à paraître au Bulletin officiel de l’éducation nationale", et même si l’on devine que nombre d’articles et études s’empareront de ce texte dans les journaux comme dans les revues savantes, se pencher très rapidement sur ce texte qui, paraît-il, fait quasiment l’unanimité dans l’espace politique, permet de relever quelques incertitudes, voire des incohérences.
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Le chapeau général de la charte de la laïcité à l’école, centré et en même temps distribué sur la page, réaffirme que la République est laïque ; il prévient que, dans la mesure où elle reste ’publique’, l’École est laïque, et sans reprendre les formulations de l’alinéa 13 du Préambule de 1946 qui assure que « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État », il ajoute que la Nation confie à l’École la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. L’apprentissage de la citoyenneté commence par la compréhension du système républicain...
L’article 1er rappelle d’abord le fondement constitutionnel de la qualité laïque de l’État : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. C’est la première phrase l’article 1er de la Constitution. La suite de cet article, pourtant claire et lisible n’est pas répercutée. Au lieu de « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. . Elle respecte toutes les croyances. » [3], cet article de la charte poursuit en ces termes : Elle assure l’égalité devant la loi, sur l’ensemble de son territoire, de tous les citoyens. Elle respecte toutes les croyances. La présentation s’entend en fonction des projets de la refondation de l’École de la République [4]. Telle est d’ailleurs la substance du communiqué sur le site du ministère de l’éducation nationale : « Refonder l’École de la République, c’est lui redonner toute sa place dans la transmission du bien commun et des règles, principes et valeurs qui le fondent. Parce que la République porte une exigence de raison et de justice, il revient à l’École française de contribuer à bâtir du commun, de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Il s’agit d’accompagner les élèves dans leur devenir de citoyen sans blesser aucune conscience : c’est l’essence même de la laïcité ».
L’article 2 est plus incertain dans la mesure où il induit une confusion entre le principe de séparation et le principe de laïcité [5], ce d’autant plus qu’il recompose ce dernier autour d’une curieuse notion de neutralité et d’indifférence de l’État à l’égard des religions... effaçant ainsi l’historique de la stratégie économique de la déconfessionnalisation de l’État. La référence à la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’État brouille le message républicain. La notion de laïcité dépasse cette idée de séparation, elle est intimement liée à la forme républicaine du gouvernement. Elle forme le socle, le principe clef qui assure de l’égalité des citoyens et non pas seulement de la liberté de conscience : La République laïque organise la séparation des religions et de l’État. L’État est neutre à l’égard des convictions religieuses ou spirituelles. Il n’y a pas de religion d’État.
Donc logiquement, dépassant le respect des croyances annoncé dans l’article 1er, l’article 3 propose de relire le principe de laïcité à l’aune de la loi du 9 décembre 1905. Ainsi, s’emmêle la croyance et la conscience, ce qui ouvre la porte à bien des dérives (qui seront confirmée par la suite) : La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Plus encore, faisant une impasse sur les dispositions de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la charte en cet article, recompose les perspectives ouvertes par l’article 10 de cette Déclaration : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » L’opinion devient conviction [6] et la liberté d’opinion devient liberté d’expression ( !) : Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public.
L’article 4 revient ensuite sur la fonction de la laïcité en insérant les trois mots qui forment la devise de la République (art 2 al. 4 de la Constitution) : La laïcité permet l’exercice de la citoyenneté, en conciliant la liberté de chacun avec l’égalité et la fraternité de tous dans le souci de l’intérêt général. La référence à ’l’intérêt général’ détient une connotation idéologique qui module la fraternité dans un espace calibré sous les auspices du libéralisme économique dominant.
L’article 5 apparaît d’ordre organisationnel tout en renforçant tacitement la pression étatique, qui s’avère dépasser le tempo juridique : La République assure dans les établissements scolaires le respect de chacun de ces principes.
C’est à l’article 6 que commence le discours de la charte relatif aux comportements et attitudes : La laïcité de l’École offre aux élèves les conditions pour forger leur personnalité, exercer leur libre arbitre et faire l’apprentissage de la citoyenneté. L’éveil des consciences que ce modèle suppose, conduirait à revaloriser l’esprit critique, à susciter l’enseignement du doute, à signifier les arcanes d’un épanouissement personnel indépendant des normalités sociales. Or, rien n’est moins sûr au vu des catalogues formatés des savoirs et des compétences. Ce projet aurait un but particulier qui, implicitement, revient à lutter contre les mouvements à caractère sectaire : Elle les protège de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix.
A l’article 7 de la charte, la force à attribuer au ’socle commun’ est nettement réaffirmée, ce qui contredit la proposition de l’article 6 : La laïcité assure aux élèves l’accès à une culture commune et partagée.
L’article 8 confirme le brouillage des références, emmêlant les discours politiques et les normes juridiques, et repositionnant les particularités des règlements intérieurs des écoles, lesquels étaient composés à partir de circulaires successives [7]. Le bon fonctionnement du service public se comprend dans le pluralisme inhérent à la pensée démocratique. Mais cet article est celui qui annonce la dérive du religieux vers le politique - lequel sera clairement acté à l’article 12 - : La laïcité permet l’exercice de la liberté d’expression des élèves dans la limite du bon fonctionnement de l’École comme du respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions.
En une seule phrase, l’article 9 résume les préoccupations principales de la vie scolaire alors que chacun des thèmes évoqués fait l’objet d’instructions et de circulaires diversifiées comme la violence [8] et les discriminations [9] : La laïcité implique le rejet de toutes les violences et de toutes les discriminations, garantit l’égalité entre les filles et les garçons et repose sur une culture du respect et de la compréhension de l’autre.
A partir de l’article 10, les personnels entrent en scène : Il appartient à tous les personnels de transmettre aux élèves le sens et la valeur de la laïcité, ainsi que des autres principes fondamentaux de la République. Ils veillent à leur application dans le cadre scolaire. Il leur revient de porter la présente charte à la connaissance des parents d’élèves. Sens et valeur ? La laïcité est un principe juridique [10].
Répercutant d’autres circulaires, l’article 11 rappelle que Les personnels ont un devoir de stricte neutralité : ils ne doivent pas manifester leurs convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. La question politique s’inscrit dans le schéma. Il aurait pourtant suffi d’invoquer simplement le principe de neutralité du service public, lequel ne concerne pas que l’école.
C’est ainsi que, dans son article 12, la charte assure que Les enseignements sont laïques. Ce qui paraît évident dans une École laïque, ce qui devient essentiel pour les écoles privées, souvent confessionnelles, et sous contrat. Cet article poursuit : Afin de garantir aux élèves l’ouverture la plus objective possible à la diversité des visions du monde ainsi qu’à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique, - encore faudrait-il reconnaître certaines libertés dans les programmes scolaires ce qui est contredit dans la phrase suivant qui ferme ce même article puisque la ’question au programme’ est incontestable. Mais, en sus, les enjeux religieux se voient dépassés par les modulations politiques - et, là, le droit à l’esprit critique faiblit - : Aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme.
L’article 13 permet de donner sens aux règlements intérieurs en vigueur dans les écoles : Nul ne peut se prévaloir de son appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’École de la République.
L’article 14 s’appuie sur la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics [11] : Dans les établissements scolaires publics, les règles de vie des différents espaces, précisées dans le règlement intérieur, sont respectueuses de la laïcité. Le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Quant à l’article 15, il voudrait donner une note positive à la charte afin de faire croire aux enfants scolarisés qu’ils sont les acteurs d’un principe pourtant toujours considéré comme affecté d’une odeur de ’soufre’ ainsi que l’avait présenté Jean Rivero : Par leurs réflexions et leurs activités, les élèves contribuent à faire vivre la laïcité au sein de leur établissement.
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à suivre...
La circulaire a été publiée au BOEN du 12 septembre 2013 : circulaire n° 2013-144 du 6 septembre 2013 relative à la Charte de la laïcité à l’Ecole : Valeurs et symboles de la République.
Elle a été mise en ligne sur le site circulaire.legifrance.gouv.fr le 23 octobre 2013. Quant au résumé qui la présente sur ce site, il tient en un paragraphe : "La circulaire est relative à la Charte de la laïcité à l’Ecole. Cette circulaire explique les intentions et les objectifs de cette Charte et donne des pistes pour son appropriation par l’ensemble de la communauté éducative. Elle établit le lien entre la pédagogie de la laïcité, dont cette Charte offre un support privilégié, et celle des autres principes et valeurs de la République. La circulaire rappelle également l’exigence de mise en oeuvre du nouvel article L. 111-1-1 du code de l’éducation, qui impose de rendre visible dans l’ensemble des établissements scolaires les symboles de la République -drapeau et devise- ainsi que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789".
[1] V. G. Koubi, in Les transformations de la régulation juridique, J. Clam, G. Martin (dir.), coll. Recherches et Travaux, Droit et Société/MSH, 1998, p. 165 : « Une notion de charte, la fragilisation de la règle de droit ? ».
[2] (NB : Les formules de la charte de la laïcité à l’école sont présentées en bleu - Les notes de bas de page sont de l’ordre ’autopromotionnel’)
[3] En attendant que le mot ’race’ soit supprimé ( ?).
[4] V. G. Koubi, « Laïcité à l’école et laïcité de l’État », RAJS nov. 2003, n° 229, p. 3.
[5] V. G. Koubi, in La laïcité, une question au présent, J. Birbaum, F. Viguier, (dir.), éd. Cécile Defaut, 2006, p. 47 : « La laïcité, un principe sans résonance religieuse » ; RRJ-Droit Prospectif, 1994-3, p. 715 : « La laïcité sans la tolérance » ; RDP 1997, p. 1301 : « La laïcité dans le texte de la Constitution » ; RDP 2004, p. 325 : « Vers une déconstruction de la laïcité ? ».
[6] G. Koubi, in Les défis des droits fondamentaux, C.-Y. Morin, G. Otis (dir.), Bruylant / AUF, 2000, p. 37 : « La liberté de religion, une liberté de conviction comme une autre » ; Les Cahiers du Droit, Univ. Laval, Québec, Canada, 1999, vol. 40, p. 721 : « La liberté de religion entre liberté individuelle et revendication collective » ; Droit et Cultures, 2001/2, n° 42, p. 13 : « La liberté de religion contre la liberté religieuse ».
[7] V. G. Koubi,« Circulaires administratives entre incertitudes sociopolitiques et indécisions juridiques », RRJ-Droit prospectif 1996, p. 785.
[8] Par ex., Circ. n° °2006-125 du 16 août 2006 relative à la prévention et lutte contre la violence en milieu scolaire.
[9] Par ex. Circ. n° 2013-060 du 10 avril 2013 d’orientation et de préparation de la rentrée 2013 : « La politique éducative s’inscrit dans le cadre global et cohérent de la politique gouvernementale mise en œuvre depuis la rentrée 2012 et doit combattre toutes les formes de discriminations, qui nuisent à la cohésion sociale et à l’épanouissement de chacun comme individu et comme citoyen. En la matière, trois priorités ont été identifiées : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la lutte contre l’homophobie et la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons. »
[10] V. G. Koubi, in La laïcité. Histoires nationales. Perspectives européennes, Jacques Michel (dir.), ARIES/greph-IEP Lyon, éd. Jacques André, Lyon, 2005, p. 99 : « La laïcité : un principe juridique... ».
[11] G. Koubi, « Une précision tenue pour insigne », JCP A 2004, Ét. 1213 ; à propos de la circulaire n° 2004-084 du 18 mai 2004 relative au port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics : « L’interprétation administrative de la loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires », JCP A 2004, Ét. 1403.