Le 6 juillet 2010, par Eug. D.,
« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. » Telle est la disposition inscrite à l’article 1er du projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (revu par la Commission sur le rapport de J.-P. Garraud) qui entre en séance de discussion devant le Parlement.
Ce projet de loi, présenté en Conseil des ministres le 19 mai 2010, que le Gouvernement justifie par le fait que « le port de tenues destinées à dissimuler le visage dans l’espace public remet en cause le pacte républicain et porte atteinte au "vivre ensemble", à la dignité de la personne, à la sécurité et à l’égalité entre les sexes », en dépit des réserves émises par le Conseil d’État, devrait donner lieu à un scrutin solennel le 13 juillet 2010, à la veille d’une date plus que symbolique...
.
Sans préjuger des débats à venir, rappelant qu’un décret est déjà intervenu pour signaler l’existence de dissimulations illicites de visage afin de ne pas alourdir le poids des mots du droit, quelques remarques impertinentes ne peuvent-elles être avancées ?
1. Évidemment, l’interdiction de ’dissimulation du visage’ n’a pas à s’appliquer, selon les dispositions de l’article 2 II, « si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires » ; sont visés là plus particulièrement les uniformes exigés pour certaines activités et opérations.
2. Elle ne l’a pas non plus si la tenue « est justifiée par des raisons de santé » ; les masques, pansements et bandages sont hors du champ d’application de la loi, mais il restera encore à savoir s’ils sont portés pour de telles raisons, la simple prévention contre le risque d’épidémie de la grippe AH1N1 ne pourrait en relever ; d’ores et déjà, on peut supposer qu’un décret ou une circulaire expliquera par la suite aux verbalisateurs patentés comment vérifier la justification du port de ce pansement ; chacun devra-t-il, dans ce cas, ne parcourir les espaces publics que muni d’une ordonnance médicale précisant, par exemple, la nécessité du port de larges lunettes noires...
3. Elle ne l’a pas aussi lorsque la tenue est justifiée par des « des motifs professionnels », les vêtements de travail imposés par les normes d’hygiène ou de sécurité en relèvent ce qui éclaircit la dissociation entre la tenue prescrite par les lois et règlements et ces derniers.
4. Elle ne l’a pas encore si la tenue « s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives », lesquelles se réalisent surtout dans ces espaces publics ; les escrimeurs ne se verront donc pas sanctionnés pour le port de leurs masques.
5. Elle ne l’a pas si la tenue « s’inscrit dans le cadre ... de fêtes » ; il n’est pas explicitement signifié que ces fêtes seraient nécessairement de "tradition", une interprétation mettant en valeur la "liberté de faire la fête" pourrait-elle être avancée ? ; pour chaque anniversaire personnel à célébrer, la consigne serait alors carnavalesque. Si la lecture de l’article proposé à la discussion fait que la tenue n’est pas interdite lorsqu’elle « s’inscrit dans le cadre ... de fêtes... artistiques ou traditionnelles », un repérage précis de ces fêtes devra-t-il être établi ? Une circulaire viendra-t-elle ainsi lister ces célébrations festives, commune par commune ou région par région ? La notion d’usages locaux qui avait été insérée dans le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 relatif à l’incrimination de dissimulation illicite du visage à l’occasion de manifestations sur la voie publique se voit ainsi supplantée...
6. La raison d’une exception à l’interdiction exposée dans le projet initial si « la tenue ... est autorisée pour protéger l’anonymat de l’intéressé », a été supprimée ; les teintures de cheveux, les perruques, les lunettes, les lentilles de couleur, les dentiers, etc. permettent tout autant de modifier les apparences...
7. Il n’y a pas d’interdiction qui tienne si la tenue « s’inscrit dans le cadre ... de manifestations artistiques », ce qui conduit à s’interroger sur cette qualification ; durant les "nuits blanches", les chapeaux pourront-ils être enfoncés jusqu’aux yeux ? Et l’acteur du théâtre ne serait pas tenu de se déshabiller en sortant de scène pour ce seul soir (voir le point 5).
8. Il n’y en a pas de même si la tenue « s’inscrit dans le cadre ... de manifestations traditionnelles » ; la notion de "tradition" inclut les carnavals (voir le point 5), mais pour les citoyens, utilisateurs des espaces publics, il n’est pas certain que les jours de mardi gras les autorisent à se déguiser en fée Carabosse, en Zorro ou en Belphégor.
9. Rien n’est dit des "grands froids" qui font que chacun ne pourrait s’en protéger ; ni écharpe, ni capuche, ni bonnet qui viendraient couvrir le visage, ne pourraient être utilisés en des temps glacés ; l’une des suggestions aux fabricants de ces accessoires indispensables des hivers glacés serait de les proposer transparents...
10. Une définition concrète de l’espace public étant nécessaire, elle est présentée en ces termes :« l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public. » (art. 2 I) ; il ne sera pas même possible d’invoquer la nature "privée" d’une voie de passage ! Comme les halls d’immeubles ne sont plus des lieux adéquats pour quelconques jeux nécessitant des déguisements, où iront jouer les enfants ? En effet, l’interdiction de dissimuler le visage s’entend à tout âge...
.
Se couvrir le visage, le ’dissimuler’ donc, serait alors puni d’une amende et/ou de l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté (art. 131-16 8° du Code pénal).
.
En tout état de cause, ce serait surtout à propos de l’insertion dans le Code pénal d’une section composée d’un article (art.225-4-10) sur la dissimulation forcée du visage que la discussion prendrait une tournure particulière. L’article 225-4-10 dispose : « Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte ou abus d’autorité constitue un délit passible d’un an de prison et de 30 000 € d’amende./ Les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende lorsque les personnes soumises à la contrainte étaient mineures au moment des faits. » C’est à propos de cette disposition que l’interdiction du port de la burqa est mise en évidence...
.
Lire ce qu’en dit le "Club des juristes" permet d’opérer un retour au droit. La contrariété supposée de l’interdiction générale avec la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH) semblerait résolue dès lors que le fondement juridique se construit sur la notion d’ordre public :
« Cette notion d’ordre public se dédouble. L’ordre public matériel pourrait fournir un premier fondement à une interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public puisqu’il englobe la sécurité publique. L’ordre public a également une dimension immatérielle ou sociétale. Le législateur doit en définir les contours afin de ne pas rendre la vie sociale impossible. Le fait de dissimuler de manière permanente son visage dans l’espace public témoignerait, d’une part, d’un désir de se retirer de l’espace public et, d’autre part, d’une volonté de masquer son identité. »
... Ordre est ainsi donné de se découvrir devant les caméras de surveillance qui sillonnent les voies publiques.